Réflexions sur l'investissement immobilier luxembourgeois et les croyances qui lui sont associées
Selon le raisonnement couramment admis, les prix des logements luxembourgeois « seraient justifiés et ne pourraient que monter à terme », avec pour cause toute trouvée le fort déséquilibre entre l’offre et la demande qui résulte de la croissance économique, du solde migratoire, des incitations fiscales, du déficit de foncier disponible, des taux d’intérêt bas et de la demande latente provenant des travailleurs frontaliers.
Mais « cette fois ci, est-ce vraiment différent(1) ? » Les augmentations de prix peuvent-elles être toutes justifiées par les fondamentaux ? Le Luxembourg fait-il vraiment figure d’exception ? Et d’autres métropoles ou mégalopoles n’ont-elles jamais rencontré ces phénomènes auparavant ?
Le rôle des aspects comportementaux dans la hausse « perpétuelle » des prix
La disparition de la notion de risque semble prévaloir sur ce marché immobilier. Or, le début de la création d’une bulle risque de commencer lorsque les ménages et investisseurs sont convaincus que les choses ne peuvent que s’améliorer, écartant au passage tout risque d’une acquisition à n’importe quel prix et le plus souvent recourant davantage à l’effet levier(2).
Selon l’économiste américain Robert Shiller, l’idée selon laquelle l’immobilier serait un investissement est récente, ce qui n’était nullement le cas entre 1875 et 1950, où la majorité des agents économiques auraient davantage songé aux coûts futurs liés à l’entretien du bien ainsi qu’à sa dépréciation et au risque de désuétude. Pour lui, il s’agirait d’un placement seulement si les biens sont loués de manière rentable, mais tout cela demanderait beaucoup de rigueur, de temps et d’expertise dans un monde qui est et reste très compétitif. Le lauréat du prix Nobel n’est pas très « enthousiaste à l’idée que des particuliers achètent des maisons aléatoirement en tant qu’investissements ».
Est-il au fond réellement possible d’investir si facilement et serait-il véritablement possible et assuré que tous les agents puissent un jour bénéficier d’une plus-value à terme lors de la revente d’un bien immobilier ? N’y aurait-il pas un défaut ou une incohérence sur le marché ? Ne retomberions-nous pas sur l’adage populaire attestant qu’« il n’y a pas de repas gratuit » ? Ne retomberions-nous pas sur la définition de Charles Kindleberger stipulant que la forte hausse du prix d’un actif « dont l’augmentation initiale suscite de nouvelles hausses et attire de nouveaux acheteurs intéressés par les bénéfices de la négociation de l’actif plutôt que par sa capacité de rendement » soit une caractéristique d’une bulle spéculative ? Ne retomberions-nous pas sur la définition de John Galbraith décrivant que « le désir de s’enrichir rapidement avec le minimum d’efforts » soit une explication d’une bulle spéculative ? Ne retomberions-nous pas sur la définition de Karl Case et Robert Shiller affirmant que « la tendance à considérer le logement comme un investissement est une caractéristique déterminante d’une bulle immobilière » ?
Benjamin Graham et David Dodd ont défini un investissement comme une « opération qui, après une analyse approfondie, garantit la sécurité du capital et un rendement adéquat. Les opérations ne répondant pas à ces exigences sont spéculatives ». Par conséquent, si « investir » dans une maison était un placement, alors les agents économiques devraient réaliser une étude approfondie des biens et du marché afin que le prix d’achat d’un logement se situe en dessous de sa valeur fondamentale. Ils devraient avoir la notion de la valeur intrinsèque et pas uniquement celle du prix constaté. Pourtant, « tant sur le marché boursier que sur le marché du logement, les gens n’ont pas la moindre idée de la valeur réelle de ces investissements et ce que devrait être leurs prix. Ils peuvent être en mesure de juger si une action est trop chère par rapport à une autre, ou si une maison est trop chère par rapport à une autre, mais ils ne savent tout simplement pas comment juger le niveau général des prix » (Robert Shiller). En réalité, les taux d’augmentation des prix, dont les agents parlent et dont ils entendent parler, à une époque où les prix changent rapidement et où la surinformation est omniprésente, sont beaucoup plus importants que des prix fondamentaux non observables, alimentant de ce fait la demande en achats spéculatifs.
Bien évidemment, les prix de l’immobilier sont déterminés par la loi de l’offre et de la demande, comme le répètent régulièrement les professionnels de l’immobilier et les particuliers. En revanche, les facteurs qui influent sur l’offre et la demande « incluent de nombreux facteurs sociaux et émotionnels, notamment l’attention portée aux augmentations de prix » (Robert Shiller). Aussi, les acteurs du marché semblent être rassurés par des « faits présumés » comme celui de dire qu’il n’y a jamais eu de période de trente ans au cours de laquelle les cours des actions ont sous-performé les obligations(3) ou qu’il n’y ait jamais eu de baisse importante des prix des logements sans que celle-ci soit rapidement inversée (4). Ces fausses hypothèses, le plus souvent tirées des exemples du passé mais qui ne sont pas pour autant des vérités, participent à la création de bulles, puisqu’elles influent sur la psychologie collective.
Les risques liés à un investissement immobilier au Luxembourg
Acheter un bien immobilier revient à parier sur la santé économique du pays. Les spécificités du Grand-Duché sont telles que son économie est à la fois très petite, très ouverte aux échanges, extrêmement exposée aux pays européens – plus particulièrement avec un groupement de pays : l’Allemagne, la France, la Belgique, les Pays-Bas, le Royaume-Uni et l’Italie qui représentaient 82,2 % de ses importations et 67,8 % des exportations en 2017 – et très dépendante du secteur financier, qui rappelons-le représentait environ 70 % de la balance des services et 27 % du PIB en 2017 selon le STATEC. Dès lors, le Luxembourg est vulnérable à tous les chocs externes ou facteurs exogènes qui peuvent entraver sa croissance, car celleci est fortement tirée par l’étranger. Ces éléments certes très positifs et enviables, apparaissent toutefois procycliques et non garantis. La théorie du cygne noir de Nassim Taleb, qui symbolise les événements imprévisibles avec de très faibles probabilités d’occurrence et des conséquences considérables et exceptionnelles, l’explique parfaitement. Ces risques ne sont que très partiellement pris en compte dans les études réalisées par les différentes institutions : ESRB, BCL, OCDE, FMI et Commission européenne.
En effet, quelles seraient les conséquences pour le marché immobilier luxembourgeois en cas d’effondrement éventuel de l’Union européenne ? Que se passerait-il après sa dislocation ? Si les 12 institutions européennes et les 12.600 fonctionnaires européens se voyaient relogés ailleurs ? En cas d’accroissement du protectionnisme financier ? En cas d’harmonisation ou d’accroissement de la concurrence fiscale au sein de l’Europe ? En cas de défaut de dette souveraine de plusieurs pays européens et des Etats-Unis ? En cas de crise de la dette des pays émergents ? En cas de forte montée du prix des matières premières et des tendances inflationnistes ? En cas de crise économique ou financière grave et longue, dans un contexte où les Etats sont dorénavant très endettés et les banques centrales ont a priori moins de marge de manoeuvre ? En cas d’accident industriel grave ? Et pour les événements encore inconnus ?
Tant de questions, tant de risques qui suggèrent que le marché immobilier luxembourgeois n’est pas sans danger et qu’il comporte, comme n’importe quel marché, des incertitudes qui doivent être prises en compte. Enfin et d’un point de vue plus microéconomique, une soi-disant bonne affaire ne l’est jamais si le prix demandé est trop élevé. Un excellent projet d’habitation peut être un mauvais investissement s’il est vendu trop cher, alors qu’un mauvais projet d’habitation peut être une excellente affaire s’il est vendu pour presque rien. Et « un quartier réputé peut s’avérer catastrophique si on y ouvre une boîte de nuit ou un parc à conteneurs » (Etienne de Callataÿ) ou bien si un changement de couloir aérien s’opère.
Au final, quelle meilleure assurance que le prix payé ? De façon générale, plus celui-ci augmentera, plus les participants seront nombreux, plus l’incertitude perçue disparaîtra, plus le rendement baissera, plus les bonnes affaires seront rares et plus les risques de perte grandiront.
(1) Voir Cette fois, c’est différent – Huit siècles de folie financière de Carmen Reinhart et de Kenneth Rogoff.
(2) L’encours de crédit hypothécaire des ménages luxembourgeois a progressé de 8,76 % par an de 1999 à 2017 selon la Banque Centrale du Luxembourg, augmentant ainsi plus rapidement que les prix des logements (6,56 %), les salaires (2,84 %) et les loyers (1,99 %) sur la même période. Toutes choses égales par ailleurs, plus les prix des logements s’apprécieront, plus les ménages s’endetteront, plus l’économie luxembourgeoise deviendra procyclique, plus les banques de la Place seront potentiellement affectées, voire fragilisées, en cas de crise et plus les institutions européennes risquent d’alerter les décideurs du Grand-Duché puisque le risque financier systémique sera de plus en plus important.
(3) Jeremy Siegel a montré que les obligations ont surperformé les actions de 1831 à 1861 aux Etats-Unis. L’indice de rendement total des obligations de sociétés Moody’s Aaa a surperformé l’indice S&P500 au cours de deux périodes de 30 ans se terminant en 2010 et 2011.
(4) De 2007 à 2017, les prix réels des biens immobiliers en Russie, en Grèce et en Italie ont diminué respectivement et en moyenne de 5,9 %, de 5,8 % et de 3,2 % par an (OCDE).