Quand l’émotionnel entre en ligne de compte…
La gouvernance dans les entreprises familiales est-elle différente de celle mise en place dans les autres structures ? Oui, répond Pierre Le Pahun, Senior Estate Planner chez Degroof Petercam Luxembourg, car elles comptent une source de complexité supplémentaire : l’émotionnel lié aux liens familiaux. Entretien.
Degroof Petercam, qui est aussi un groupe indépendant détenu par des actionnaires familiaux, est une référence en matière de conseils aux entreprises familiales. Quelles sont les particularités que vous y relevez en matière de gouvernance ?
La question de la gouvernance au sein des entreprises familiales commence à se poser dès la 2e génération et de manière accrue à compter de la 3e. Au départ, l’entreprise familiale compte par hypothèse un actionnariat et une direction « uniques » ou très concentrés, avec un engagement fort qui se poursuit souvent avec la 2e génération. Jusque-là, la gouvernance et la communication sont souvent non formalisées, l’évidence étant de transmettre l’actionnariat et la direction à celui ou ceux qui auront la capacité à perpétuer l’activité. Puis, au fil des générations, s’ajoutent petits-enfants, cousin(e)s, neveux et nièces, parfois la belle-famille. L’actionnariat devient alors plus complexe et la direction partagée. Or, parmi tous ces membres, tous n’ont pas toujours les mêmes intérêts !
C’est le principe des 3 générations, à savoir que la 1ère crée l’entreprise, la seconde la développe et la 3e la ruine…
La « loi des 3 générations » illustre les problèmes croissants auxquels font face les entreprises familiales transmises, faute de gouvernance bien établie. Le non-alignement des intérêts sur des sujets essentiels ainsi que l’automaticité de pouvoir prétendre à un poste, basée uniquement sur les liens familiaux et non sur les compétences, fragilisent certaines entreprises familiales.
Quelle est alors leur meilleure protection ?
Pour leur pérennité, ces entreprises doivent abolir la vision paternaliste en se dotant d’outils internes pérennes pour continuer à allier intérêts économiques (à court terme) et transgénérationnels (à long terme), via des statuts adaptés, le cas échéant un pacte d’actionnaires, une charte familiale, etc. Ces différents outils vont permettre d’instaurer une vision à long terme de l’entreprise autour de valeurs fortes mais surtout de formaliser les modalités de fonctionnement de l’entreprise, le passage de témoin à la nouvelle génération ou encore la planification de la marche à suivre en cas d’aléas, tels que l’incapacité d’un dirigeant suite à une maladie ou accident. La crise sanitaire actuelle permet de mettre ceci en lumière vu la rapidité avec laquelle le virus peut conduire à des situations dramatiques et non anticipées. Ce dernier point est souvent la pierre d’achoppement car de nombreux dirigeants n’ont pas ou se refusent à aborder ce cas de figure. Bien souvent, la transmission juridique est organisée (par donation, testament ou autre) mais pas la gouvernance effective.
Sur quels points travaillez-vous en particulier ?
Conseillant une clientèle locale (résident ou société luxembourgeoise), mais aussi internationale (principalement en Europe), nous établissons un audit de la situation familiale et d’entreprise puis réfléchissons aux côtés des actionnaires familiaux dirigeants à des solutions visant à s’assurer que l’entreprise ne puisse être confrontée à l’avenir à une situation de « blocage » : que ça soit en raison d’un conflit familial, d’une impasse juridique ou managériale. Différents sujets peuvent être encadrés tels que le vote en assemblée générale, les modalités de transmission de titres entre membres de la famille ou à un tiers, la détention des participations des actionnaires, le renouvellement des organes de direction, les choix en matière de communication des informations, la politique d’emploi et rémunération des membres de la famille, etc. Tous ces sujets doivent faire l’objet de réflexions, matérialisées ensuite par des dispositions juridiques. Nous traçons la trame, assistons nos clients dans la prise de décision, puis avocats et notaires prennent la relève.
L’engagement philanthropique des entreprises familiales est bien connu. Est-ce un gage de pérennité ?
C’est une solution qui, au cas par cas, fonctionne bien lorsque des héritiers n’ont pas ou plus les mêmes intérêts, ni le même niveau d’implication dans l’entreprise familiale. Cela peut contribuer à réinstaurer un sens commun s’il s’était estompé puisque le projet philanthropique permettra d’oeuvrer en famille pour une action vertueuse, détachée de l’entreprise opérationnelle mais pourtant portée par elle. Dans beaucoup de familles, l’entreprise est bien souvent l’actif qui concentre la majeure partie de la fortune familiale. Lorsque l’objectif est de la préserver, il faut absolument éviter les conflits. Et pour cela, l’anticipation est la seule voie raisonnable.
Propos recueillis par Isabelle Couset