Les détachements de travailleurs
intérimaires entre le Luxembourg
et la Lorraine
Les règles concernant le détachement de travailleurs entre États membres de l’Union Européenne font l’objet d’un débat animé ces dernières années en Europe. L’intérim transfrontalier est l’une des formes assez méconnue que prend le détachement de travailleurs.
Il n’est pas rare, en effet, que des nonrésidents inscrits par exemple dans les agences d’intérim au Luxembourg soient détachés en mission d’intérim de l’autre côté des frontières comme en Lorraine, parfois même à proximité de leur lieu de résidence. Mais de quoi parle-t-on précisément en matière de détachement d’intérimaire ? Comment expliquer ce phénomène ? Quels sont les apports et les limites de telles pratiques ?
Les détachements d’intérimaires : de quoi parle-t-on ?
Rappelons que l’intérim transfrontalier est l’une des trois formes de détachement définies par la directive Européenne 96/71/CE de 1996. A côté du détachement par intérim, nous avons aussi le détachement classique. Dans cette dernière situation, une entreprise détache dans un pays membre une partie de ses salariés sur une mission, comme un chantier par exemple, nommée Prestation Internationale de Service (PSI). Nous avons aussi le détachement intragroupe lorsque le travailleur change pour une mission spécifique de poste de travail dans un établissement situé dans un autre pays membre mais au sein du même groupe.
La réglementation européenne fixe à cet effet un noyau minimum de dispositions(1) à respecter lors de ces détachements (art. 3.1). Il s’agit des périodes maximales de travail et des périodes minimales de repos ; la durée minimale des congés annuels payés ; les taux de salaire minimum ; la sécurité, la santé et l’hygiène au travail et les conditions de détachement des travailleurs intérimaires. Le règlement (CE) n° 883/2004(2) sur la coordination des systèmes de sécurité sociale des États membres complète ces règles de détachement en prévoyant pour le travailleur en mission son maintien au régime de sécurité sociale de l’État membre d’origine à la condition que son détachement n’excède pas 24 mois. Et c’est cette dernière disposition qui est la source d’entorses aux législations. Rappelons aussi que les entreprises qui souhaitent intervenir dans un autre Etat doivent préalablement déclarer à l’Inspection du travail du lieu où va se dérouler cette Prestation de Service International (PSI). Des conditions additionnelles sont prévues par le règlement européen (CE) 883/2004. En effet, pour pouvoir être détaché, le travailleur doit avoir été affilié pendant une durée minimale d’un mois au régime de sécurité sociale du pays d’envoi. La directive d’exécution du 15 mai 2014 complète la directive 96/71/CE. Celle-ci prévoit que les entreprises donneuses d’ordre soient tenues pour responsables des fraudes commises par leurs sous-traitants. Et les États membres s’engagent à assurer le contrôle des entreprises concernées.
Au sein de la Grande Région, ces pratiques sont très anciennes. Elles existaient déjà entre la Lorraine et la Sarre dès les années 1960. Ces détachements concernaient autour de 10 % des flux de travailleurs frontaliers lorrains vers la Sarre (Belkacem et Pigeron-Piroth, 2012). Depuis, les agences et entreprises d’intérim ont joué un rôle dynamique dans l’essor de ces pratiques particulièrement entre le Luxembourg et la Lorraine. Au fil des années, ces intermédiaires de l’emploi se sont positionnés au sein de cet espace transfrontalier comme des acteurs incontournables en matière de gestion des ressources humaines(1). Elles ont su étoffer leurs offres de services et proposent aujourd’hui des prestations très diversifiées comme l’aide à l’insertion professionnelle, la recherche de qualifications pointues, le conseil, le portage salarial et même la formation. Elles ont su nouer des relations durables avec beaucoup de leurs clients situés de l’autre côté des frontières. Leurs clients sont d’ailleurs souvent des établissements de grands groupes ou de leurs sous-traitants. Aussi, selon les données de la Direction générale du travail française, ce phénomène de détachement est particulièrement marqué au sein des territoires frontaliers comme en Moselle ou en Meurthe-et-Moselle (DGT, 2016). En 2015, cette ancienne Région Lorraine caractérisait en effet à elle seule 8.935 déclarations de PSI dont un peu plus du tiers (36,2 %) émanait des seules entreprises d’intérim localisées au Luxembourg. Ce sont alors environ 5.000 intérimaires inscrits au Luxembourg qui ont été ainsi détachés en Lorraine cette année-là (Belkacem et al., 2018)(2). Les données existantes et les enquêtes réalisées sur le sujet montrent que ce sont des travailleurs plutôt qualifiés, bien formés et surtout fidélisés par les agences d’intérim. Ces dernières détachent en effet surtout leurs meilleurs éléments.
Comment expliquer ce phénomène ? Quels sont les avantages pour les entreprises lorraines de recourir à des intérimaires inscrits au Luxembourg ?
Ce sont les différences économiques, sociales et financières qui expliquent en grande partie ces pratiques de détachement. Pour les entreprises lorraines, le premier avantage est évidement de nature financière. Les coûts du recours à des travailleurs détachés sont évalués à environ 30 % moins chers pour une même catégorie de prestation. Le coût patronal du travail y est comparativement plus faible pour des niveaux de salaires qui sont à l’inverse relativement plus élevés qu’en Lorraine. Le Luxembourg apparaît ainsi à la fois attractif pour les entreprises (particulièrement dans les secteurs de l’industrie et de la construction, gros utilisateurs d’intérimaires) et pour les travailleurs. Ces différences de coûts s’expliquent par un système social luxembourgeois moins financé par les cotisations sociales qu’en France. La part des cotisations salariales à la charge des employeurs s’élève au Luxembourg à environ 13 % du coût total de la main-d’oeuvre, soit presque trois fois moins qu’en France (33,1 %) (INSEE, 2015). Une étude du STATEC(3) (2014) montre l’avantage compétitif de ce pays par rapport à ses voisins frontaliers en matière de coût de la main-d’oeuvre. Le coût horaire moyen de la main-d’oeuvre pour les secteurs de l’industrie et de la construction pris ensemble s’élève à 30,7 EUR au Luxembourg pour 36,4 EUR en France, soit 6 EUR de différence et par heure.
Mais l’avantage du détachement ne réside pas que là. Pour les travailleurs, les niveaux de salaire sont plus élevés (et les prestations sociales plus attractives) : un couvreur en début de carrière gagne un salaire annuel au Luxembourg de 19.822 EUR par an. Il peut atteindre avec 10 ans d’expérience jusqu’à 27.000 EUR (Association des travailleurs frontaliers – frontaliers.lu, 2017). Selon Bati-Actu Emploi, le salaire pratiqué en région Grand Est en France pour ce même métier s’établit à seulement 16.849 EUR par an, soit une différence relativement significative. Nous observons ces mêmes différences pour d’autres métiers du BTP sur lesquels les travailleurs sont fréquemment détachés comme celui de peintre en bâtiment (19.826 EUR et 16.852 EUR respectivement au Luxembourg et dans la Région Grand Est en France) ou encore comme celui de conducteur d’engins (25.600 EUR et 21.760 EUR). Ces salaires élevés contribuent en effet à stabiliser et à fidéliser la main-d’oeuvre qualifiée. Un autre avantage mis en avant par les intérimaires dans les enquêtes est le système fiscal de prélèvement à la source au Luxembourg, rendant moins visible ou plus supportable l’impôt sur le revenu.
Des limites des pratiques de détachements d’intérimaires ?
Dans les différentes enquêtes, les responsables d’agences d’intérim luxembourgeoises soulignent avec force le caractère légal des détachements du Luxembourg vers la Lorraine, tout à fait conforme aux réglementations nationale et européenne, et en adéquation avec l’objectif de libre circulation des travailleurs au sein de l’espace européen : « Aucun texte réglementaire n’interdit la liberté de circulation des travailleurs au sein de l’espace européen ». Mieux, ce serait « un système gagnant-gagnant pour les travailleurs qui touchent des salaires plus élevés et pour les entreprises qui ont moins de charges ». Mais les études réalisées sur le sujet mettent en évidence quelques limites de ces pratiques. Si l’intérim transfrontalier est une pratique légale, elle reste fortement contestée et surtout encore mal contrôlée. En France, les responsables patronaux de l’intérim soulignent la concurrence légale certes, mais déloyale, que leur font les sociétés d’intérim luxembourgeoises. La position des syndicats français de salariés est plus tranchée encore : « Les boîtes d’intérim luxembourgeoises qui envoient des intérimaires en Lorraine ne contribuent pas aux dépenses collectives locales (…) Elles ne versent pas de cotisations employeurs ; elles ne participent pas non plus aux financements des collectivités territoriales et aux autres charges fiscales ; (…) et pour finir, elles prennent le gagne-pain aux agences d’intérim lorraines ». Pour les inspecteurs du travail, la difficulté de contrôle de ces pratiques de détachement est bien réelle. Elle s’explique par ce processus de déconnexion totale entre les systèmes de règles et leurs espaces d’application, favorisée par l’organisation transfrontalière en réseau des agences d’intérim.
Membre du Laboratoire Lorrain des Sciences Sociales (2L2S – Université de Lorraine) Son champ de recherche concerne le développement des nouvelles formes d’emploi dans une optique comparative internationale et transfrontalière.
(1) Belkacem R. et Pigeron-Piroth I. (Sld.), 2012, Le travail frontalier au sein de la Grande Région Saar-Lor-Lux. Pratiques, enjeux et perspectives, Préface de Hervé Lhotel, PUN, Editions Universitaires de Lorraine, Coll. Salariat et transformations sociales, décembre, 502 pages.
(2) Belkacem R., Kornig C., Michon F., Nosbonne C., Scalvinoni B., 2018, Les détachements transfrontaliers d’intérimaires du Luxembourg vers la Lorraine, in Revue de l’IRES, n° 93, 2018/4, p. 39-66.
(3) Service central de la statistique et études économiques au Luxembourg.