Le travail frontalier comme ressource pour les territoires
Travailler dans un pays et résider dans un autre pays concerne 2 millions de travailleurs au sein de l’Union européenne (CGET, 2017). Ce nombre a plus que triplé depuis 1999. A elle seule, la Grande Région SaarLorLux, totalise près de 240.000 travailleurs frontaliers (OIE, 2019).
Le Luxembourg attire plus des 4/5e des travailleurs frontaliers de la Grande Région, soit près de 200.000 actifs en 2019. La moitié d’entre eux habite en France, dans la région Grand Est, plus précisément en Lorraine (ancienne région française avant la réforme territoriale de janvier 2016).
Au Luxembourg, le développement de la place financière, plus globalement du secteur des services depuis les années 1980, a accru les besoins en main-d’oeuvre et en qualifications que la population résidente (nationale et immigrée) ne pouvait combler. Aussi, le nombre de travailleurs frontaliers occupés aujourd’hui dans le pays est-il seize fois plus important qu’au milieu des années 1970 !
Des fonctions territoriales, économiques et sociales du travail frontalier
Compte tenu de leur importance, ces flux transfrontaliers contribuent à dynamiser les territoires de la Grande Région. Le travail frontalier remplit aujourd’hui de nombreuses fonctions territoriales, économiques et sociales qui en font une importante ressource pour les territoires d’emploi comme de résidence. Il permet la régulation des marchés transfrontaliers du travail en facilitant l’ajustement entre disponibilités de main-d’oeuvre et de qualifications présentes d’un côté des frontières, et besoins de production qui s’expriment de l’autre côté des frontières (Belkacem et Pigeron-Piroth, 2016). Ce faisant, le travail frontalier contribue au développement économique et social des territoires frontaliers, aussi bien d’emploi que de résidence de ces travailleurs.
Pour les territoires d’emploi, il a permis l’essor ou le maintien d’activités économiques. Par exemple, au Luxembourg, certaines activités économiques ont pu se développer grâce à l’apport de cette main-d’oeuvre frontalière. L’industrie manufacturière, le commerce, le secteur de l’intérim, la construction… sont autant de secteurs au Luxembourg dans lesquels les frontaliers constituent plus de la moitié de la main-d’oeuvre salariée (voir graphique 2).
Pour les territoires de résidence, le travail frontalier a rempli des fonctions d’insertion ou de réinsertion dans l’emploi. En Lorraine, il a permis tout d’abord de stabiliser des segments de la population locale frappée par les crises successives de l’emploi suite aux fermetures des usines à partir de la fin des années 1970, en offrant ainsi une alternative pour les personnes ayant perdu leur emploi ou recherchant une occupation professionnelle. Ce faisant, il a contribué à stabiliser une partie de la population locale. Aujourd’hui, le travail frontalier apporte des possibilités d’insertion aux plus jeunes à l’issue de leur formation scolaire et universitaire, évitant aussi des départs vers d’autres régions. Les retombées sont positives sur l’économie locale du fait du pouvoir d’achat plus élevé des travailleurs frontaliers (compte tenu des salaires plus élevés perçus au Luxembourg). Par ailleurs, de nouvelles activités économiques orientées vers les services et les loisirs (économie présentielle) se développent à proximité des frontières, entraînant un renouveau en rupture avec le passé industriel de certaines communes.
Graphique 1 : Croissance des effectifs de travailleurs frontaliers au Luxembourg depuis 1974
Graphique 2 : Part des nationaux, frontaliers et immigrés dans les secteurs d’activité au Luxembourg (en 2018)
Interdépendance et ancrage territorial forts
Si les frontaliers constituent 45 % des salariés et ont contribué au développement de l’activité économique luxembourgeoise, les impacts pour les communes de résidence des frontaliers sont également majeurs.
Le travail frontalier est aujourd’hui fortement ancré dans les économies locales comme le montre la carte. Dans certaines petites communes du nord de la Lorraine, entre 50 % et 80 % des actifs occupés travaillent au Luxembourg. L’attraction exercée par le pôle d’emploi transfrontalier que constitue la capitale luxembourgeoise sur les communes situées directement de l’autre côté de la frontière montre un effet de proximité manifeste. Cette attraction est également importante pour des communes plus éloignées (avec une hausse du phénomène dans le temps) mais à proximité des grands axes routiers et ferroviaires (importance de l’accessibilité).
Les impacts pour les communes ayant un fort pourcentage de travailleurs frontaliers sont nombreux et divers. Tout d’abord, la proximité des frontières permet aux habitants de ces communes de profiter des emplois disponibles à l’étranger. Le travail frontalier peut constituer en effet une échappatoire au manque d’emploi local (Pigeron-Piroth et al, 2018). Certaines communes renouent par ailleurs avec la croissance démographique du fait de leur proximité avec le Luxembourg, après une longue période de déclin pour certaines d’entre elles. Cependant, les plus petites peuvent souffrir d’une image de communes-dortoirs, délaissées par leurs habitants durant leur journée de travail (qui peut être allongée du fait de la difficulté des navettes domicile-travail). Des aménagements peuvent ainsi être nécessités par les besoins spécifiques de ces populations (allongement des horaires de garde des enfants par exemple), mais également des investissements (écoles, équipements…) parfois coûteux pour de petites communes.
Mais les défis liés à la hausse de la proportion de travailleurs frontaliers dans les communes restent multiples. Environnementaux, ils sont liés aux mobilités domicile-travail de plus en plus nombreuses, et posent la question de la saturation des principaux axes de déplacement et toutes les problématiques qui y sont liées (pollution, bruit, encombrement, stress…). Les défis sont également sociaux pour les communes ayant connu une forte croissance démographique, qui cherchent à préserver la cohésion sociale entre anciens et nouveaux habitants aux profils parfois très différents.
Pourcentage de travailleurs frontaliers parmi les habitants des communes lorraines ayant un emploi (2014)
Source : Données INSEE (recensement 2014), cartographie Université du Luxembourg (M. Helfer).
Quelles perspectives pour le travail frontalier ?
D’après les prévisions, dans la Grande Région, le travail frontalier devrait connaître un essor important. Pour quels secteurs économiques ? Pour quels métiers ? Les réponses à ces questions nécessitent d’interroger les évolutions futures du marché du travail transfrontalier. Ce dernier va se caractériser par trois déséquilibres majeurs entre offre et demande, qui vont s’amplifier dans les années à venir. Le premier est quantitatif : il concerne d’un côté des besoins croissants de main-d’oeuvre alors que, de l’autre côté, des ressources humaines seront, elles, de moins en moins disponibles sur le marché du travail en raison des dynamiques démographiques. C’est ce que connaissent déjà par exemple la Sarre et la Rhénanie-Palatinat.
Le second déséquilibre, plus qualitatif, va se rapporter d’un côté à la présence plus importante de métiers en tension (c’est-à-dire des métiers pour lesquels les qualifications seront moins présentes sur le marché) et, de l’autre côté, des niveaux de chômage encore élevés dans certains secteurs ou pour certaines catégories de main-d’oeuvre (les jeunes par exemple). Cette situation caractérise les situations de la Wallonie et de la Lorraine où des besoins se font sentir dans certains secteurs comme celui du bâtiment alors que les niveaux de chômage sont relativement élevés chez les jeunes et les non-qualifiés.
Enfin, le troisième déséquilibre, sans doute le plus sournois, concerne le décalage temporel entre les besoins immédiats de l’économie en termes de qualifications et de compétences, et les temps de production de ces mêmes compétences et qualifications dans la sphère de l’éducation et de la formation pour répondre à ces besoins. Ce déséquilibre est renforcé dans une situation transfrontalière où les aspects linguistiques ou les difficultés de reconnaissance de certains diplômes viennent se mêler à ces problématiques.
Ces déséquilibres seront renforcés par des inflexions majeures de l’environnement économique et social. Dans ce nouveau contexte socioéconomique, le marché du travail transfrontalier va connaître de profondes mutations. Ces dernières vont directement affecter les profils socioprofessionnels des travailleurs frontaliers de demain. Nous pouvons très clairement cerner trois enjeux. Le premier enjeu est lié à la dynamique démographique. Le vieillissement de la population aura pour conséquence de faire émerger les préoccupations d’ordre social et sanitaire, notamment dans les secteurs de la santé ou encore du bien-être. Le second enjeu sociétal est lié à la révolution numérique. Celle-ci va impacter tant les contenus des métiers que leurs contours. Tous les domaines professionnels liés à la gestion de l’information seront au premier plan : développeurs informatiques, e-jobs, data analysts, data scientists… Enfin, le troisième enjeu est en relation avec l’écologie et notamment l’importance prise par ce qui est communément désigné par l’économie verte, une économie respectueuse de l’environnement. Cela va impacter évidemment les modes de production et les contenus des compétences (nouveaux matériaux, nouvelles techniques plus respectueuses de l’environnement). Dans ce contexte, la question de la formation sous toutes ses formes (formation initiale, formation professionnelle, formation par alternance) et de son adaptation à ces différents enjeux va devenir cruciale, qui plus est dans un contexte transfrontalier.
En définitive, le travail frontalier est un phénomène devenu structurel parce qu’il est ancré dans les économies locales de la Grande Région. De par son importance, il a de nombreux impacts économiques, sociaux, environnementaux… Il est devenu une importante ressource pour ces territoires frontaliers. Les perspectives d’évolution du marché du travail rendent nécessaires des réflexions concertées afin de faire face à ces défis et de trouver les réponses appropriées permettant de garantir une situation gagnant-gagnant de part et d’autre des frontières pour cette ressource que constitue le travail frontalier.
Rachid Belkacem, Université de Lorraine
Isabelle Pigeron-Piroth, Université de Luxembourg
Bibliographie
- Belkacem R. et Pigeron-Piroth I., 2016, L’intérim transfrontalier : les marges de l’emploi aux marges des territoires, in Revue Française de Socio-Economie, L’emploi à l’épreuve de ses marges, second semestre, Ed. La Découverte, 2016, p. 43-63.
- CGET, 2017, Dynamiques de l’emploi transfrontalier en Europe et en France – Fiche d’analyse de l’observatoire des territoires 2017, Commissariat général à l’égalité des territoires, Observatoires des territoires, novembre, 28 p.
- Helfer, M. et Pigeron-Piroth, I. (2019) : Les Lorrains actifs à l’étranger : une analyse cartographique au niveau communal, in UniGR-CBS Borders in Perspective Thematic issue. Les travailleurs frontaliers au Luxembourg et en Suisse : Emploi, Quotidien et Perceptions. Vol. 2 : pp. 27-40.
- OIE (2016), Situation du marché de l’emploi dans la Grande Région – Formes de travail et d’emploi atypiques, Observatoire Interrégional du marché de l’emploi, IBA OIE, novembre, 2016, 58 p.
- OIE (2019), X1e rapport sur la situation du marché de l’emploi dans la Grande Région en 2018. Pigeron-Piroth, I., Le Texier, M., Belkacem, R., Caruso, G. (2018) Déterminants individuels et territoriaux des navettes internes ou transfrontalières des actifs résidant en France, Espace, Populations, Sociétés, 2017(3), pp. 1-30.