« Le repreneuriat doit être considéré comme une forme bienvenue d’entrepreneuriat »
Comment favoriser et faciliter la succession d’entreprises au Luxembourg ? La Fondation IDEA asbl propose plusieurs pistes. Tour d’horizon avec l’un de ses économistes, Michel-Edouard Ruben.
D’après vos calculs, quelque 200 PME, employant entre 7.500 et 8.000 salariés, devraient changer de dirigeants dans la prochaine décennie. Quelles sont les mesures que vous préconisez pour pérenniser celles-ci ?
La cession/reprise d’entreprises semble être le parent pauvre en matière entrepreneuriale au Luxembourg. Aucune étude publique n’a d’ailleurs été consacrée à la question alors que la création d’entreprise et l’incubation de start-up technologiques font l’objet de nombreuses attentions. Je pense qu’il ne faut pas opposer création et cession d’entreprises car chacune a son rôle économique à jouer, mais voir disparaître, à terme, des entreprises saines et solides, avec à la clé la perte de milliers d’emplois, à cause d’un environnement insuffisamment sensibilisé à la cession/reprise doit poser question. Dès lors, ne pourrait-on pas rendre attentifs les chefs d’entreprise, dès l’âge de 50 ans, à la nécessité de préparer leur succession ? Un courrier signé du ministre de l’Economie les appelant à la réflexion et contenant des informations utiles sur la cession/reprise pourrait être une façon de procéder. Le ministère de la Santé le fait bien pour inciter les citoyens au dépistage de différents cancers ! Vu qu’il existe un déficit de repreneurs potentiels dans le pays, les entreprises doivent envisager de s’insérer dans des réseaux transfrontaliers élargis. Pourquoi le Luxembourg ne pousserait-il pas dans le cadre de sa présidence de la Grande Région pour une bourse grand-régionale sur le modèle d’Opportunet mais où serait partie prenante tout le monde (Luxembourg, France, Allemagne, Belgique) ? Enfin, les Chambres professionnelles devraient systématiquement profiter de leurs événements pour présenter les entreprises qui cherchent un repreneur au Luxembourg et également mettre en avant, notamment auprès des étudiants intégrés dans un parcours entrepreneurial, que le repreneuriat est une forme bienvenue d’entrepreneuriat.
Quels sont les freins potentiels à la cession/reprise au Luxembourg ?
Le principal réside dans le fait que certaines spécificités de l’économie nationale font que le nombre de repreneurs potentiels est structurellement limité. La majorité des actifs préfère être salariés plutôt qu’employeurs. Ensuite, la taille de l’économie fait que les entreprises susceptibles de se racheter entre elles sont souvent des concurrentes directes, ce qui, pour des raisons d’ordre psychologique, rend complexe ce genre d’opérations. Enfin, les statistiques de l’European Venture Capital Association (EVCA) montrent que le nombre d’opérations de LBO (Leveraged Buy-Out) sur des cibles luxembourgeoises est très limité. Il y a donc urgence à mettre en place des palliatifs afin d’éviter, dans un premier temps, qu’une grande majorité des entreprises de la génération des dirigeants nés dans les années ’60 ne disparaissent dans une dizaine d’années. Il faut savoir que le taux de défaillance des entreprises nouvellement créées est plus important que celles qui ont fait l’objet d’une reprise. Parce qu’elles ont déjà une substance économique qui a fait ses preuves, elles sont plus grandes en taille et le fait que le management change de main est souvent porteur de productivité et d’innovation.
Actuellement, on incite à la création de start-up et le pays compte de nombreux incubateurs pour les accueillir. Qu’en pensez-vous ?
Je réponds deux choses : premièrement, la start-up n’ayant pas de définition arrêtée, on considère, à tort, qu’une start-up est obligatoirement une jeune entreprise du secteur des TIC. La proportion d’entreprises innovantes étant de 66 % au Luxembourg, toute nouvelle entreprise est potentiellement une start-up. Deuxièmement, attention au fétichisme de la high flying start-up. Vouloir être une start-up nation ne doit pas occulter la fonction entrepreneuriale des entreprises établies. Il faut donc préserver l’environnement de coopération entre anciennes, grandes, petites et jeunes entreprises.. La stratégie gagnante en matière entrepreneuriale pour le Luxembourg ne doit donc pas se focaliser uniquement sur la création d’entreprises, mais également sur le développement des entreprises existantes et, à terme, sur la poursuite de leurs activités via la transmission notamment.
Afin de réserver un traitement équitable entre les entreprises nouvellement créées et les entreprises qui jouissent d’un développement en incubateur, que faudrait-il faire ?
Puisque l’activité entrepreneuriale est une activité risquée, la promouvoir suppose de rapprocher davantage les régimes légaux de droit du travail et de sécurité sociale des salariés et des indépendants. Concrètement, le créateur d’entreprise devrait par exemple avoir les mêmes droits aux allocations de chômage qu’un salarié licencié pour motif économique, s’il échoue de bonne foi. Pourquoi ne pas mettre en place une exonération totale de l’impôt sur les sociétés durant les trois premières années pour les jeunes entreprises, comme en Irlande ou à Singapour, ou offrir des chèques innovation, comme en Suisse, aux nouvelles entreprises créées pour qu’elles obtiennent du conseil, créent leur site Internet ou développent des activités d'e-commerce… La pléthore de concours uniquement réservés aux start-up technologiques pour distinguer la ou les plus performantes pourrait s’étendre progressivement à toute nouvelle entreprise quel que soit son secteur afin de rendre encore plus « sexy » les entreprises de secteurs non forcément high tech. On pourrait également imaginer dans le cadre de la Responsabilité sociale des grandes entreprises qu’elles soutiennent l’esprit d’entreprise de leurs salariés en accordant pourquoi pas des congés entrepreneuriaux ou en prenant en charge, par exemple durant quelques mois, les cotisations sociales des salariés qui se lancent dans une activité entrepreneuriale. Il y a donc de nombreux axes de réflexion qui permettraient d’inciter à la prise de risque entrepreneuriale, le tout est d’oser être une start-up nation en tout, y compris en osant « tester » des mesures iconoclastes.
Propos recueillis par Isabelle Couset