Le Luxembourg partage moins que les autres
L’économie du partage transforme nos sociétés et notre manière d’appréhender et d’organiser le travail. Elle constitue une lame de fond, une alternative possible au « capitalisme à papa ». De plus en plus populaire, cette nouvelle manière de créer de la valeur suscite encore (trop) peu d’enthousiasme au Luxembourg.
Le concept d’économie du partage s’est largement popularisé ces dernières années, notamment grâce à l’émergence de nouvelles plateformes globales comme Uber ou Airbnb. Ces plateformes ont révolutionné l’expérience de nombreux utilisateurs de services de taxi ou encore d’hébergement à court terme. Ils ont bousculé des pans d’activité bien établis, quitte à se jouer des règles en place. Mais, surtout, ils ont permis à des personnes qui ne sont au départ pas « du métier » de générer des revenus d’une nouvelle manière, en mettant leur temps, leur véhicule ou leur logement à disposition. Certains ont profité de ces nouvelles possibilités pour arrondir leurs ns de mois. D’autres se sont engouffrés dans cette nouvelle économie, faisant de l’usage de ces plateformes leur principale source de revenus.
Uber et Airbnb, extrêmement médiatisées, sont emblématiques d’une nouvelle forme d’économie. Ces deux arbres ne doivent cependant pas cacher la forêt. Il y a quelques mois à peine, Luxembourg accueillait Arun Sundararajan, auteur de l’ouvrage majeur The Sharing Economy, The end of employment and the rise of crowd-based capitalism, dans lequel il théorise le concept d’économie du partage. « Je parle de l’émergence d’une nouvelle forme d’économie qui va transformer nos sociétés, la manière dont elles fonctionnent et profondément affecter le rôle de nos gouvernements », évoquait ce professeur à la New York University Stern School of Business, à l’occasion de la Journée de l’Economie qui se tenait à la Chambre de Commerce.
Aucun secteur n’y échappe
Si le chercheur évoquait les deux plateformes Uber et Airbnb en exemple, la deuxième, plus ouverte et permettant à chacun de xer librement les prix demandés pour une nuit dans un de leur bien, correspondait plus, à ses yeux, au concept d’économie du partage. Uber, en effet, est plus directive dans l’établissement du prix de la course. Pour lui, cependant, le concept d’économie du partage s’applique aussi à des plateformes comme YouTube, qui permet à de très nombreux producteurs alternatifs de proposer des contenus sans avoir à passer par de grands broadcasters. « Dans la plupart des secteurs de l’industrie, on peut aujourd’hui trouver des plateformes alternatives qui permettent au plus grand nombre de s’exprimer, de se faire une place dans des écosystèmes jusqu’alors fermés et bien contrôlés », commentait Arun Sundararajan. Aucun secteur n’y échappe, du transport à la nance (avec le crowdfunding), en passant par l’énergie, les biens de consommation, les services personnels ou professionnels. Tout se partage et tout s’échange beaucoup plus facilement. Des plateformes diverses et variées naissent ci et là, avec plus ou moins de succès.
La place de plus en plus importante qu’occupe l’économie du partage dans notre vie et dans nos économies s’explique par la convergence de plusieurs facteurs. Bien évidemment, sans la technologie actuelle, il ne serait pas possible de connecter aussi facilement les personnes les unes avec les autres. Toutefois, la technologie seule ne suf t pas. Personne, en effet, n’est enclin à faire con ance au premier venu. Les plateformes qui ont connu le succès sont celles qui sont parvenues à fédérer une grande communauté et, surtout, à générer de la con ance entre parfaits inconnus. Divers mécanismes de notation du service et de recommandation entre utilisateurs ou encore de mise en relation sont venus s’ajouter à des politiques d’utilisation et contribuent à soutenir la qualité du service et l’établissement de relations ables entre prestataires et clients.
Luxembourg à la traîne
Le montant des transactions imputables à l’économie du partage s’élevait à 10,2 milliards EUR pour l’ensemble de l’Union européenne en 2013. Deux ans plus tard, il avait presque triplé (28,1 milliards EUR en 2015). La France serait la championne européenne de l’économie du partage, selon une étude menée à la demande de la Commission européenne. En 2016, 36 % des consommateurs français avaient déjà utilisé une plateforme d’échanges de services entre particuliers. La moyenne européenne est à 17 %. Celle du Luxembourg est en deçà, à 13 %, en 17e position du classement des pays de l’Union.
Une étude plus récente menée par la banque ING, dont les résultats ont été communiqués début février, dressait un état des lieux sur le sujet. Premier constat, seulement 30 % des résidents du Luxembourg savent ce qu’est l’économie du partage. Le concept doit donc encore faire de nombreux nouveaux adeptes.
Cela dit, les résidents luxembourgeois semblent s’accorder sur le fait que l’économie collaborative est béné que à l’environnement. En effet, 69 % des sondés sont de cet avis. Environ deux résidents luxembourgeois sur trois pensent que prendre part à l’économie collaborative leur permettrait de faire des économies (61 %), mais la même proportion de personnes avoue être dérangée par le fait que d’autres personnes utilisent leurs biens (67 %), ce qui constitue une véritable barrière à l’entrée.
La disposition des résidents luxembourgeois à partager ou à emprunter des biens diffère selon les situations. Tandis que la moitié des sondés seraient prêts à emprunter une voiture, seuls 16 % se disent disposés à en partager une. Si on prend le cas des vêtements, on se situe dans les mêmes proportions, avec 60 % de personnes prêtes à en emprunter contre 11 % disposées à en prêter. Le rapport est plus équilibré pour le partage de biens immobiliers destinés aux vacances. Sans doute parce que la pratique de la colocation de résidence de vacances est installée depuis de nombreuses années. Le fait est que, de plus en plus, tout se prête, se partage. C’est encore plus le cas dans d’autres pays qu’au Luxembourg, même s’il ne fait aucun doute, qu’à terme, le pays n’échappera pas à cette vague.
A l’heure actuelle, 22 % des personnes interrogées pensent s’investir davantage dans l’économie collaborative à l’avenir, contre 20 % en 2015. On progresse donc, mais lentement. La faiblesse des retombées de l’économie collaborative en termes de revenus pourrait expliquer en partie le peu de succès dont elle béné cie au Luxembourg, comparativement à d’autres pays européens. En 2016, la moyenne européenne des revenus provenant de l’économie collaborative s’établissait à 1.595 EUR, l’Italie s’imposant en chef de le avec plus de 3.000 EUR, tandis que le Luxembourg, loin derrière, n’engendrait que 556 EUR.
Les résidents luxembourgeois semblent moins sensibles que de nombreux autres Européens à cette économie, ou moins attirés par les revenus qu’elle permet de générer. Toutefois, considérant l’ampleur que prend l’économie collaborative à l’heure actuelle, il convient tout de même d’appréhender avec beaucoup de sérieux la manière dont elle transforme nos sociétés.
Vers une croissance inclusive
L’émergence de ces plateformes de partage induit des changements plus profonds au sein de nos sociétés, avec la création de nouveaux réseaux mettant à mal les hiérarchies centralisées, mais surtout avec l’apparition d’une nouvelle forme de distribution du capital. « Nous sommes en train d’expérimenter de nouvelles manières d’organiser l’activité économique, passant d’un capitalisme managérial, vertical, à un autre, crowd-based, plus transversal », assurait encore Arun Sundararajan.
Selon le chercheur, les impacts économiques de ces transformations seront positifs avec, à l’avenir, une plus grande variété de services, pour une consommation plus riche, plus diversi ée. Mais, surtout, il voit dans cette économie un réel potentiel de croissance qui sera, cette fois, « une croissance inclusive, dont tout le monde pourra profiter » et pas uniquement ceux qui sont parvenus à faire main basse sur le capital. Chacun, ne fût-ce qu’avec le temps qu’il peut mettre à disposition, pourra commencer à générer de la valeur et à en profiter directement, sans avoir de comptes à rendre à une hiérarchie ou à des actionnaires.
Sébastien Lambotte